– 16 février 2016 – Billet publié dans Le Devoir.

Nous marchons au milieu d’un monde fracassé. Réalité virtuelle, consommation effrénée, recherche de profit, déshumanisation des liens et dévastation des lieux, la liste est longue pour décrire l’horizon actuel de nos vies. Et tout aussi longue, celle de ce qui s’est peu à peu effrité, parfois perdu, de ce qui constitue pourtant les fondements mêmes de notre présence au monde : les liens au beau, au juste, au bon et à l’Autre.

L’humain n’est plus au coeur des décisions. Il a été remplacé par des impératifs qui réduisent le bien-être individuel et collectif à la production et à la consommation, sans égard pour la qualité environnementale et celle de l’existence.

J’écris ce texte après les attentats de novembre 2015 à Paris, Beyrouth, Bamako, au moment où se tient la COP21. Entre le terrorisme et les menaces écologiques, quelle place reste-t-il pour que la vie humaine ne perde pas pied ? Comment renouer avec ce qui manifeste notre nature profonde et faire de nos vies une manière d’aimer le monde et de donner sens à notre présence ?

Tout passe. Tout meurt. Nous le savons. Nous savons l’éphémère, mais plutôt que de le laisser nous rappeler combien la vie est précieuse, il n’est plus considéré que sous l’angle du jetable, de telle sorte que nous faisons l’expérience du monde dans une instantanéité qui nous dessaisit du sens même de vivre. Au contraire de nous rendre conscients de la valeur de l’existence, l’éphémère en est venu à nous déresponsabiliser : puisque tout passe, rien n’a d’importance, dit une société qui prétend nous protéger de ce monde dont elle ne cesse de nous éloigner.

Pour Spinoza, l’humain est animé par ce qu’il appelle le « désir de persévérer dans son être ». Effort, volonté, appétit, ainsi se définit pour lui notre essence, nous qui cherchons consciemment à devenir. Et nous ne sommes pas seuls à être mus par cet élan. La nature — dont nous faisons intrinsèquement partie — tend elle aussi à se réaliser et à produire sans cesse de la vie. Mais plutôt que de contribuer à cette aspiration et d’accomplir l’union avec la nature qu’évoquent les textes sacrés, nous l’utilisons et l’exploitons pour nous-mêmes, transformant en conquête ce qui devrait constituer une quête commune. Nous nions du même coup la valeur inhérente à la nature, et donc à la Terre.

Plus encore, l’être humain ne se soucie que de son propre bien-être, sans égard pour ce lieu qu’il habite, ne le respectant pas davantage qu’il ne le protège — l’humain, nous rappelle Hubert Reeves, est d’ailleurs le seul animal à souiller son nid. La Terre, comme plus récemment le cosmos, n’existerait que pour lui et n’aurait d’autre dessein que de servir sa destinée.

Témoignant d’un égocentrisme outrancier, l’humain a ainsi détourné le sens même de la nature et cherché à l’assujettir à ses désirs excessifs et à sa volonté de pouvoir. L’amour du monde ? Ce lien fondateur, qui devrait être empreint d’empathie, de gratitude et de compassion, est plutôt marqué par la tension et la lutte. Si nous voulons remplacer le pouvoir sur l’Autre en amour de l’Autre, étreindre le monde plutôt que de le broyer, peut-être devons-nous retourner à la beauté, faire l’expérience des qualités réparatrices que ne cesse de déployer l’univers, et que l’art transpose pour en exprimer le souffle singulier. Le destin humain pourrait bien être cette quête d’un passage entre le dehors et le dedans, entre le haut et le bas.

En 1854, un homme en quête de liberté, d’émerveillement et d’un sens à la vie qui en respecte aussi les valeurs fondamentales a défendu un rêve qui n’était pas celui de dominer la nature, d’en exploiter les ressources ou de détruire, au nom du progrès, la maison que nous habitons. Cet homme, Henry David Thoreau, écrivait : « L’argent n’est point requis pour acheter un simple nécessaire de l’âme. » […] Sensible au vivant — aux animaux, aux arbres et aux plantes, à tout ce qui est notre miroir, dirait la sagesse chinoise —, Thoreau a entrepris ce voyage de transformation de son être, ce parcours immobile qui est une plongée au coeur de soi.

Pour « avancer dans la direction de ses rêves », comme il l’écrivait, et pour que la vie humaine ne se réduise pas à la survie ou au divertissement, mais qu’elle soit une manifestation de notre essence, nous savons que des changements profonds et durables doivent avoir lieu dans nos sociétés. Mais le plus grand défi est de transformer notre conscience. Pour éviter de retourner sur les sillons déjà creusés, c’est une nouvelle vision du rêve humain qu’il faut élaborer, une nouvelle manière de nous lier au monde, et donc de l’aimer.

Notre premier pas consisterait alors à porter attention et amour à ce monde en s’accordant à ce que les bouddhistes appellent notre bonté fondamentale, cette disposition du coeur présente en chacun de nous, qui ouvre à la bienveillance, à la gratitude et au partage. N’est-il pas urgent de recréer un paysage intérieur dans lequel cette bonté s’exercera, de reformuler le pacte entre le rêve humain et sa dimension sacrée, d’allier le ciel de sagesse à la terre de l’expérience, et de refaire ainsi le passage entre le monde et nous ?