2005_chronos1_staglienoOP– 11 octobre 2010 –

Il y a de nombreux bonheurs à vivre à Montréal. Je les découvre depuis quelques mois : rencontres improvisées avec les ami-es, concerts, musées, librairies, bistros et cafés, tout est là, à portée de regard, de main, de cœur.

Et parmi ces petits bonheurs montréalais, il y a celui de fréquenter régulièrement la Grande Bibliothèque. Ainsi il y a deux semaines, je suis entrée dans l’imposant édifice et j’ai fait la file pour enfin m’inscrire à « l’officiel abonnement ». Devant moi, cinq ou six personnes attendaient leur tour, et il y en avait autant derrière. Une dizaine de minutes plus tard j’avais en mains ma carte d’abonnée et je montais au premier étage. Presque toutes les tables de travail étaient occupés, quelques personnes feuilletaient les nouveautés posées sur le mur qui leur est réservé, alors que d’autres se promenaient parmi les longs rayons, tenant périlleusement des livres dans une main et, dans l’autre, de petits papiers de références qu’elles consultaient de temps en temps.

Chaque fois que je me retrouve à la Grande Bibliothèque, je ressens une joie émue. Je me souviens alors de mes fréquentations assidues de la Bibliothèque municipale de Ste-Foy, durant mon adolescence, dans les premières années de la création de ce réseau devenu vaste. Avide de tout découvrir, de tout lire, je passais là des soirées et des week-ends entiers, puis, plus tard, ce sera la bibliothèque de l’Université Laval dont j’explorerai chaque étage comme on va au puits, sachant que la soif est aussi nécessaire que l’eau qui l’assouvit. Et sans doute est-ce ma soif elle-même que je retrouve chaque fois dans ce lieu, ma soif intacte et vraisemblablement partagée.

Nous sommes nombreux. Oui, nous sommes nombreux à aimer tenir entre nos mains ces fragiles objets de papier parfois désertés par qui se donne en même temps, sous figure de bonne conscience, l’excuse de contribuer ainsi à sauver des forêts; nous sommes nombreux à aimer ces promenades au hasard de rayons gorgés de livres, en quête de ces inconnus, livre, auteur-e, mots qui vont nous accompagner quelques heures ou une vie entière. Nous sommes nombreux à aimer ce bruit des pages que l’on tourne et l’odeur d’une phrase imprégnée sur les doigts.
Bien sûr ce jour-là, sans doute pas très différent des autres jours, les postes d’ordinateurs étaient tous occupés. Bien sûr il y a Google, il y a l’Ipad et l’Itouch, Facebook et Twitter, il y a tout ce qui rappelle l’extraordinaire effervescence et le bouillonnement créatif que nous permet de vivre cette ère du numérique, avec, on le sait, toutes les illusions qu’elle construit sous nos yeux, et auxquelles nous consentons, le plus souvent d’ailleurs inconsciemment.

Comme l’écrivait T.S. Eliot, on ne doit pas confondre information et connaissance, et ce serait un mauvais raccourci que d’affirmer sans nuances et sans réserves les bienfaits de l’ère du numérique et des nouvelles technologies. Sans en éluder la part obscure donc, ou du moins les zones grisâtres qu’elle génère, on ne peut nier la curiosité, le désir et le plaisir de savoir que suscitent ces multiples et fascinants objets issus de la révolution numérique, et qui, sans conteste, facilitent l’accès à un nombre quasi illimité de données, d’informations et de connaissances, qui ne sont pas forcément toutesvraies, et pas forcément toutes vaines. Le meilleur côtoie le pire et peut même l’engendrer, on le sait, on n’y revient pas une fois de plus!

Le livre mourra-t-il ? On retourne la question dans tous les sens depuis des années, sans évidemment pouvoir y répondre. S’il meurt un jour, ce ne sera peut-être pas le numérique qui l’aura tué, mais notre consentement muet à une société qui, au nom de l’économie, confond culture et divertissement, associe production et création et n’a de cesse de creuser le fossé entre les visions économiste et créatrice du monde, une société qui tend une oreille sourde à ses artistes et témoigne à leur égard d’une incompréhension fondamentale en refusant d’admettre la différence qui tient à la nature même d’une vie vouée à l’art.

Je m’apprête à prendre le chemin vers la sortie pour enregistrer l’emprunt de la dizaine de livres que j’ai entre les mains lorsque mon regard croise une table sur laquelle se trouve des revues. Exit, Études Littéraires, Liberté, Le Sabord, Nuit Blanche. Un souvenir surgit.

Printemps 1980. Je scelle l’enveloppe, je la poste. Trois semaines plus tard, je reçois une lettre:

« Chère Hélène Dorion,
Le comité de rédaction a lu les poèmes que vous avez soumis et les a retenus pour publication dans un prochain numéro de la revue. Nous vous contacterons bien sûr pour la suite.
Meilleures salutations, » etc.

À l’automne de cette même année, mes premiers poèmes paraissaient dans la revue Estuaire. Depuis ce jour, bien que je n’écrivais alors pas depuis longtemps, l’acte écrire a pris pour moi une toute autre signification, comme si, une fois traversée cette première épreuve de lecture, je pouvais écrire, écrire publiquement, écrire dans la cité. On m’en reconnaissait le droit.

On mesure mal l’importance des revues consacrées à l’art et à la création. Non seulement sont-elles indispensables pour les auteur-es et artistes qui trouvent là un espace d’exploration et de premiers échos absolument essentiels pour la suite, mais elles constituent pour le lecteur un lieu singulier de découverte, de réflexion, d’analyse et d’échange.

Au moment où j’écris ces lignes, le ministère du Patrimoine canadien – dont le mandat, faut-il le souligner, est de préserver notre patrimoine – annonce que désormais il n’accordera plus son soutien financier aux revues à petits tirages (des ventes de moins de 5000 exemplaires par année). Et ce n’est là qu’un exemple des coupures que subissent les périodiques. Inutile de préciser que les revues culturelles – littérature, cinéma, arts visuels, théâtre… – sont toutes concernées et que la survie de certaines est même menacée par cette décision. Le gouvernement, qui devait présenter une restructuration du programme de subventions, décide donc plutôt de sabrer dans les revues à faible tirage au nom d’une idéologie qui les amène à promouvoir « l’industrie » du magazine. À moins que ce ne soit par ignorance, ou pire, par indifférence…

Le travail de création ­– c’en est un – demande de ne pas être ou faire comme les autres, mais en même temps, on exige que les résultats soient quantifiables, et on évalue ceux-ci suivant des critères tout à fait inappropriés à la nature même de ce travail. Lorsque vient le moment d’évoquer l’aide à la création, pourquoi oublie-t-on que bien d’autres industries, même (et parfois surtout) les plus lucratives bénéficient aussi de l’appui de nos gouvernements?

Vraisemblablement, le fossé continue de se creuser entre les artistes et la société, entre les artistes et le pouvoir politique, et l’on assiste à une scission de plus en plus radicale entre une vision économiste du monde et une vision créatrice.

Regarder derrière soi, c’est voir devant. J’enregistre mes livres au comptoir de prêts. Douze personnes devant moi, autant derrière, chacune avec de nombreux petits objets de papier entre les mains. Au cimetière de Staglieno, Chronos a des ailes.

Magazine «Spirale», automne 2010 – été 2011.