Imagine…
… all the people living life in peace / you may say I’m a dreamer but I’m not the only one…
Le 8 décembre 2010, à Tokyo comme à Liverpool, à New York comme ailleurs dans le monde, on soulignait avec ferveur et émotion le 30e anniversaire de la mort de John Lennon. Tant sur le web que dans les autres médias, on a abondamment couvert et commenté cet anniversaire. On connaît presque tous les détails de sa vie, on le sait artiste mais aussi activiste, et l’icône qu’est peu à peu devenu Lennon amène même ses fans les plus ardents à dire de lui qu’il n’est peut-être « pas un dieu, mais certes plus qu’un homme » et, pour plusieurs, à le considérer comme leur « premier guru ». Celui que l’on compare volontiers à Martin Luther King, Nelson Mandela, Gandhi, Malcolm X et autres leaders marquants de l’histoire, est perçu comme l’un de ceux qui, s’il avait été encore là, aurait pu par exemple, dans les années ’80, éclairer la société face aux défis posés par le HIV, appeler à des solutions pacifiques en Iraq et en Iran ; dans les années ’90 et 2000, peut-être aurait-il pu montrer aux Américains les dangers de laisser les Bush prendre le contrôle du pays, alerter le monde contre ce qui le menace, inviter les esprits à s’ouvrir davantage et imaginer ce qu’ils peuvent créer… Pouvoir économique, catastrophes écologiques, accentuation des inégalités sociales; on ne peut bien sûr présumer de l’impact qu’aurait Lennon s’il était encore là aujourd’hui mais, chose certaine, il en aurait plein les bras…!
Je n’ai pas vécu les années 60; j’avais onze ans lors du fameux Bed-in de John et Yoko, et ce n’est que dans la trentaine que j’ai commencé à écouter la musique des Beatles, sans être d’ailleurs spécialement fan de John Lennon. Je ne cherche donc pas ici à entretenir la légende ou à accentuer l’auréole qui existe autour de sa vie. Quoi qu’il en soit, on ne peut ignorer l’impact de cet artiste ou même le modèle, plus encore le prototype moderne d’un activiste culturel qu’il représente, au moment où il est peut-être pressant de revisiter le rôle de l’artiste dans la cité, considérant notamment combien le sens même de la démocratie est en train de fléchir.
On n’a qu’à regarder la mobilisation actuelle du monde arabe pour comprendre que le mot démocratie peut avoir une connotation économique tout autant que sociale et politique. Avec raison, le peuple veut s’affranchir du joug de dictateurs et d’élites qui s’enrichissent à ses dépens ; il veut sa souveraineté, et désire en même temps accéder à de meilleures conditions de vie et exercer son droit à la liberté d’expression. Rien de plus légitime. Mais comme l’affirmait Guy Hermet, politologue français et ancien vice-président de Médecins sans frontières, à Antoine Robitaille dans un article paru dans Le Devoir* : « Le produit le plus prévisible des démocratisations de ce temps est la désillusion. (…) La population confond souvent la démocratie avec la fin du chômage, avec une amélioration très rapide du niveau de vie. Et au bout de trois mois ou de six mois, ils s’aperçoivent qu’ils n’ont rien eu du tout. »
Au moment donc où les soulèvements arabes ramènent l’idée de démocratisation comme solution, ou à tout le moins comme une alternative aux régimes dictatoriaux, on se demande en Occident si la démocratie, souvent réduite à signifier le plus grand nombre, existe encore. Dans un autre article du même dossier*, Louis-Gilles Francoeur s’interrogeait : « le système dereprésentation démocratique par l’élection à intervalles réguliers est-il devenu une astuce commode permettant à une oligarchie politico-économique de mener le bon peuple par le bout du nez tout en augmentant son pouvoir et sa richesse ? » On le sait, le glissement du concept de démocratie en tant que processus qui met au pouvoir des élus qui incarnent et défendent l’intérêt du peuple est à la source de bien des dérives, des déceptions et des malentendus…
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Dans l’excellent film The U.S. vs John Lennon, on apprend combien le gouvernement américain de l’époque, Nixon en tête, craignait Lennon. Ses actions politiques, son engagement activiste et révolutionnaire en ont fait la proie de cette administration qui n’avait qu’une idée, expulser Lennon de ce pays dont il cherchait pourtant à sauvegarder les valeurs fondatrices.
Sans évidemment le nommer, Nixon a dit de lui : « Lorsque quelqu’un du monde du spectacle participe à un rassemblement politique, son action devient un sacrifice personnel important et même un risque personnel. »
Que voulait donc préserver Lennon, qui bousculait tant les bien-pensants et secouait les consciences ensommeillées qui n’attendaient sans doute qu’un tel cri pour faire entendre leur propre voix ? Ses convictions tiennent en quelques mots : paix, liberté, amour. Et bien sûr l’imagination, la création comme mode de vie. Que proclamait-il à travers ses chansons? Power to the People / A million workers working for nothing / You better give ’em what they really own. Et aussi Love is the answer, Love is all you need, et ce Give Peace a Chance devenu instantanément un hymne à l’amour, à la liberté et surtout à la paix.
Certes s’il arrivait à Lennon de perdre confiance dans sa capacité, et celle de l’humanité, de changer quoi que ce soit dans le monde – Nothing’s gonna change my world –, il persistait malgré tout à croire qu’il valait toujours mieux « faire quelque chose plutôt que rien ». Nothing you can make that can’t be made. No one you can save that can’t be saved. Il a ainsi réussi à inspirer plusieurs générations et à injecter une bonne dose d’espérance dans un monde qui allait en manquer de plus en plus.
Si la quête de cet activiste social et culturel qu’était Lennon me rejoint tout spécialement aujourd’hui, au moment où tant d’exemples témoignent du sentiment de dépossession dont souffre le citoyen envers la démocratie supposée incarner ses intérêts, c’est que sa démarche et son engagement m’apparaissent non seulement comme une façon de dire autrement la nécessité impérative de redonner au peuple le sentiment de la légitimité de sa voix, mais aussi d’interroger le rôle même de l’artiste au sein de la société, considérant ce qui est à la fois en train de s’effondrer et de se reconstruire sous nos yeux. Qu’attend-on en effet aujourd’hui de l’artiste ou de l’écrivain? Et comment la société les interpelle-t-elle?
Lennon a réussi de façon exemplaire à faire de son œuvre un point de convergence entre la biographie personnelle et l’expérience collective. Plus encore, il a incarné l’art comme acte de résistance sur la place publique. Il n’est pas certain qu’aujourd’hui, on pourrait entendre sa voix de la même façon. Il n’est pas certain qu’il ne serait pas réduit à faire œuvre de divertissement ou confiné à ce rôle d’amuseur public auquel on assigne volontiers les artistes dans une société où la culture est vouée à distraire plus qu’à éveiller, à répéter les idées reçues plutôt qu’à proposer de nouvelles avenues.
Nous avons un urgent besoin d’éveilleurs de consciences qui appellent à la paix, à l’amour, à l’espérance aussi. Nous disons manquer de leaders, de visionnaires, d’éclaireurs qui pourraient justement imaginer de nouvelles solutions pour sortir de l’impasse où nous nous enfonçons, tête et parfois même bras baissés.
L’art et la littérature sont, on le sait, perçus comme loisirs avant de constituer un espace où s’élabore une pensée critique. On en attend un moyen de se détendre bien plus qu’un lieu qui peut susciter une vision singulière du monde. À travers une démarche patiente et exigeante, l’artiste et l’écrivain poursuivent une expérience du sens qui renouvelle l’idée même d’être au monde.
Notre époque nous contraint à défendre constamment la présence des artistes qui souhaitent non pas divertir ou amuser mais interroger sans relâche notre histoire et notre destinée, des penseurs qui cherchent à secouer plus qu’à apaiser, des écrivains qui veulent aviver la magie, faire de la vie une expérience intérieure et interpeller ce qui en nous n’a pas renoncé à imaginer, n’a pas renoncé à rêver…
Tout porte à croire que la lutte est perdue, que l’art et la littérature ne font plus le poids devant les enjeux actuels. Pourtant, il se pourrait que ce soit justement de poètes, de dramaturges, de romanciers, de peintres et de sculpteurs dont notre monde ait besoin ; il se pourrait que ce soit cette expérience esthétique dont nous parlait déjà la tradition, et qui donne à la fois la possibilité d’éprouver la création artistique comme un moyen de s’affranchir de la finalité, de renouveler notre perception des choses en rendant ses droits à la connaissance intuitive, et de nous libérer de ce qui nous enchaîne à la vie pratique, qui permettrait enfin d’entendre, de regarder, et d’habiter autrement ce monde.
De tout temps, des créateurs ont fait entendre leur voix au milieu d’un brouhaha ambiant parfois assourdissant. Il y a des livres, des tableaux, des pièces musicales qui parlent aussi fort que le faisait John Lennon. Ils participent de cette aventure singulière nourrie par le désir de changer la vie en transformant les êtres humains que nous sommes.
Et je me surprends à rêver d’un monde qui trouve la force de se rendre vulnérable…
… you may say I’m a dreamer but I’m not the only one
Magazine «Spirale», automne 2010 – été 2011.