Septembre 2014 – Umbertide, Italie.
Comme si le chas de l’aiguille s’était rétréci, comme si le fleuve se transformait en un lac, comme si les vents devenaient un souffle léger à l’oreille des heures…
La vie a cessé de tourbillonner. Les pas, plutôt que de se superposer, ouvrent de nouveau le chemin. Le ciel plus lent offre à voir ses figures, ces formes flottantes qui révèlent du sens et à mesure le défont.
J’entre dans l’horizon. Plus encore, c’est lui qui vient à moi, pénètre par mes yeux d’abord, puis descend dans mon corps en une étreinte qu’il relâchera pour revenir vers mon visage et y poser sa lumière.
Je fais face à une montagne. Du regard, je la touche presque, et elle semble alors s’approcher pour enlacer tout mon être. Bientôt, cet horizon d’une beauté que je pourrais à peine imaginer se met à murmurer à mon oreille.
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Umbertide, Ombrie. Terre lumineuse d’Italie et, tout en haut de l’une des collines, un château. C’est ici que je suis venue écrire, invitée en résidence par la Fondation Civitella Ranieri pour un séjour de près de deux mois avec des artistes visuels, compositeurs, écrivains venus d’un peu partout dans le monde.
Dès mon arrivée, il y a une semaine, on m’a assigné deux studios, l’un où j’habite, qui a pour nom Arco, et l’autre où je travaille. Celui-ci s’ouvre sur l’horizon à perte de vue. Lorsqu’on a ouvert les volets pour me montrer mon atelier, l’émotion était si intense qu’il me semblait retrouver un être aimé…
Le lendemain de mon arrivée, je me suis installée et, après avoir défait mes bagages, je suis allée dans mon atelier pour poser ici et là quelque repère. J’ai déplacé des tables et des fauteuils, promené une lampe jusqu’à ce qu’elle trouve son point d’ancrage précis, branché mon ordinateur, chargé l’imprimante de papier, puis je me suis assise à ma table de travail et je suis restée là, immobile, dans cet état d’immobilité sans désir et sans attente. Juste posée dans ce présent ouvert.
Je consacrerai les prochaines semaines à écrire. À créer. À tenter de saisir, à travers le langage, le mouvement des êtres et des choses, d’en explorer le mystère, d’en célébrer la beauté. Créer. C’est dire aimer. Aimer cet horizon qui sait ce que j’ignore encore de moi-même et de la vie, de l’amour et de notre présence ; aimer ces arbres qui me sont nouveaux, ces oiseaux qui les remuent brusquement en cherchant à s’y poser, ces papillons qui me racontent la légèreté des heures, ces odeurs de terre et de forêts qui font vibrer mon corps, mon âme, et me rappellent combien je ne fais qu’un avec le vivant, aimer jusqu’au brin d’herbe humide du matin, jusqu’à la feuille jaunie qui déjà glisse vers la terre. Aimer. C’est dire m’abandonner. Sans mesure recueillir ces présences qui, après avoir embrassé l’espace entier, rejoignent le fleuve des heures pour devenir le lac du passé.
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Comme si le chas de l’aiguille… Comme si les vents… Comme si je plongeais et, à mesure que j’atteins les profondeurs, la rumeur du dehors s’efface et laisse entendre mon propre souffle, cette voix qu’est déjà mon souffle.
J’ai commencé à regarder par la fenêtre des mots. Surtout, je touche à la joie profonde de ce lieu lumineux où il n’y a que cela : créer. Je nourris les racines même de ce qu’est pour moi écrire.
Avec les autres artistes, nous devenons de proches complices sur ce chemin quotidien où l’on invente à mesure nos vies, à mesure les œuvres qui l’interrogent et la célèbrent. Les conversations autour de la table, les fous rires, les promenades partagées, tout participe à créer, à aimer. Même les nuages légers, même les vents qui viendront, et les arbres qu’ils dépouilleront.
Dans les prochains jours, quelques-uns d’entre nous irons à Orvieto assister à un concert qui a lieu dans la crypte d’une église du 6è siècle. Nous irons aussi à Sansepolcro, ville natale de Piero della Francesca où l’on peut voir quatre de ses tableaux les plus extraordinaires. Cette excursion nous amènera aussi à Monterci, village juché au sommet d’une colline, la mère de della Francesca y est née et l’on y retrouve la célèbre « Madonna del Parto». Ce sera encore marcher sur ce chemin de création. Ce sera encore aller vers l’écriture. Encore vers l’amour.Nous sommes ici, dans cet état d’éveil et d’écoute, immobiles, sans désir, sans attente. Simplement ouverts à ce qui est. À ce bonheur au présent.