– 22 septembre 2014 –
Je me souviens avec émotion du moment précis…
Aéroport de Rome, 20 mars 2004. Au bout d’une attente de plusieurs heures où se succèdent des annonces contradictoires que je tente tant bien que mal de comprendre avec le peu d’italien que je connais, on annonce qu’un bris mécanique force l’annulation de mon vol Rome-Vérone. Ce n’est qu’en début de nuit que nous pouvons enfin monter dans un autre appareil et décoller vers Vérone. Je n’espère plus qu’on m’attende à destination comme prévu initialement mais, en sortant de l’aéroport, j’ai l’heureuse surprise de lire mon nom sur une affichette tenue par un jeune chauffeur plutôt souriant.
Moins d’une trentaine de minutes plus tard, je suis assise sur la banquette arrière d’une voiture qui, après les péripéties du voyage, devient pour moi une véritable oasis. À cette heure, la route est déserte, les phares de la voiture nous fraient un chemin vers une destination que j’ignore et éclairent les arbres qui ceinturent le ciel sombre. Abandonnée à ce que m’offre ce présent rempli d’inconnu, j’embrasse le paysage bouleversant de beauté.
Bientôt, voyant que notre conversation serait plutôt limitée, le chauffeur insère un cd dans le lecteur et monte le volume. Une musique perce alors le silence, sans l’entacher. Puis une voix s’élève et enserre tout l’espace. La voiture, la route, le ciel, mon corps et mon cœur, tout ce qui compose ma réalité se laisse étreindre doucement par cette musique. Le long du trajet, la force de la beauté s’imprègne en moi. J’écoute, je regarde, je goûte chaque instant qui se déroule comme une scène ultime et suscite ce que j’appellerais un moment de grâce, le sentiment d’être unie parfaitement à ce qui est.
Une fois arrivée à destination, avant de sortir de la voiture, je pointe du doigt le lecteur cd et, en haussant les épaules en guise d’interrogation, je demande au chauffeur quelle est cette musique…
Nabucco !
L’opera di Verdi, me dit-il, sur un ton qui ne cache pas sa fierté!
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J’avais assisté auparavant à de nombreux opéras mais, ce jour-là, de manière intime et intense, j’ai fait l’expérience de sa capacité à créer un monde qui, sans jamais échapper à la réalité, parvient à en extraire l’essence, la beauté mystérieuse.
Sur une route d’Italie, le coup de foudre s’est produit.
Et depuis, l’opéra ne cesse de m’apprendre certains secrets de l’art et de la vie que lui seul détient, une manière singulière de dire l’amour, l’éblouissement de l’amour auquel on ne peut tourner le dos sans fermer devant soi la vie elle-même.
L’opéra m’apprend aussi à éclairer la complexité des liens familiaux, à reconsidérer les idéaux politiques et les remous de l’histoire, bref, il fait voir la grandeur et la faiblesse de l’être humain.
Cet art qui conjugue le théâtre, la musique et le chant nous dit autrement ce que nous savons ou ce que nous avons oublié de la quête d’absolu qui nous habite et de notre soif de rêves. Il se penche également sur la jalousie et la trahison, sur les affres du pouvoir et de la vengeance, sur les racines du mal qui, pour peu que nous les nourrissions, peuvent détruire des civilisations entières. L’opéra nous raconte notre propre histoire.
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Dix ans après ce moment de grâce ressenti sur une route italienne, je retrouve Nabucco, cette fois dans une magnifique et impressionnante production que présente de l’Opéra de Montréal pour ouvrir sa 35è saison.
Et cette fois encore, coup de foudre ! Pour cette musique amoureuse des voix, pour cette mise en scène magique de Thaddeus Strassberger qui évoque si fortement l’Italie de l’époque, pour ces chanteurs et chanteuses capables de passion autant que de tendresse, et bien sûr pour cette histoire qui nous plonge au cœur de la soif de liberté d’un peuple – mais tout aussi bien de chaque être humain dans sa propre vie. Coup de foudre pour la force de la beauté du chant humain…
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C’est à Rome que j’écris ces mots. Boursière de la fondation new-yorkaise Civitella Ranieri, je vais séjourner durant plusieurs semaines à Umbertide, en Ombrie, dans un château datant du 15è siècle converti en résidence d’artistes. Nous serons une douzaine d’artistes visuels, compositeurs, écrivains venus de différents pays et, après les journées de travail dans nos studios respectifs, nous nous retrouverons pour partager le repas du soir et échanger sur nos projets de création.
Au milieu de cette effervescence créatrice, je ne doute pas que Verdi, cette figure emblématique du génie créateur et de l’unification du peuple italien ne sera pas loin, et que sa musique résonnera sur ce carré de terre où s’exprimera à la fois la liberté de chacun et le bonheur d’être liés les uns aux autres dans cette magnifique et vertigineuse aventure de création qu’est la vie !
Et levant les yeux de mes carnets pour regarder par la fenêtre l’horizon déployé, qui sait si je n’entendrai pas, tous ces jours,
Va, pensiero… Va, pensée, sur tes ailes dorées, va te poser sur les versants et les collines…