Il est un peu plus de 19h00 lorsque le chef, James Meena, lève la baguette. Sans partition, il donne le signal aux musiciens. C’est le soir de la générale et je suis en coulisses avec Pierre Vachon*. Je me suis faufilée entre un projecteur et un téléviseur qui permet aux chanteurs de regarder le chef sans se tourner directement vers lui. Je ne quitte pas la scène des yeux, happée déjà par la force émouvante de la trame qui se déploie.
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L’histoire a lieu au Japon et raconte le drame de Cio-Cio-San (qui, en japonais, signifie papillon, d’où Madame Butterfly), geisha passionnément amoureuse de Pinkerson, un officier de la marine américaine de passage à Nagasaki qui succombe à sa beauté. Ils se marient et, le lendemain de leur nuit de noces, Pinkerson rassasié par la jeune proie qu’il vient de consommer, repart dans son pays en abandonnant sans remords sa nouvelle épouse.
Durant trois longues années, Madame Butterfly attend son retour. Fidèle et patiente, elle est persuadée qu’il reviendra. Entretemps, renonçant à la religion de ses ancêtres pour celle de son époux, elle a été reniée par son peuple et par sa famille. Elle a aussi repoussé fermement les prétendants qui ont tenté de la séduire et même donné naissance à un enfant. Sa vie est toute entière dédiée à l’attente de celui qu’elle aime. Et un jour, le bateau apparaît à l’horizon…
Passion amoureuse, abandon, trahison, déshonneur et mort. Nous sommes ici au cœur de ce tissu complexe d’événements et d’émotions que la vie nous invite à comprendre, et bien sûr à dénouer. Le drame de Madame Butterfly dresse devant nous l’intense beauté d’aimer, mais aussi les inéluctables failles humaines…
Nous sommes transportés là où, dans l’amour, ce qui vit et ce qui meurt s’effleurent constamment. En même temps, tout est suspendu, et l’on arrive à saisir la figure même de l’attente, cet horizon silencieux, cette figure fragile de l’espérance qui ressemble au battement d’ailes d’un papillon que l’on arrêterait soudain, avant la chute. Cio-Cio-San met tout son être et sa vie dans cette attente. Jusqu’à l’ultime déception, l’ultime déchéance. Amour et destruction se côtoient et, dès lors, avancer vers l’autre signifie aller à sa propre perte, jusqu’à se nier, et même s’annihiler.
Cet opéra si juste et émouvant de Puccini, que l’on ne se lasse jamais de revoir, fait résonner par contraste ce que l’amour offre de plus heureux et de plus souffrant. Il creuse aux fondements même de la passion ce don total de soi qui en devient la perte et nous étreint comme un poème adressé à l’âme.
Madame Butterfly évoque bien sûr l’opposition entre deux cultures complètement différentes. On peut aussi en filigrane y lire ces histoires de guerres qui ont séparé tant d’amants et brisé des familles, ou encore penser aux soldats qui abusent sans scrupules de femmes vulnérables. On le sait, ceux qui perdent la vie ne sont pas tous sur les lignes de front…
Cette trame ouvre aussi à une réflexion sur la domination historique de l’homme sur la femme entièrement soumise à la volonté du mari qui contrôle les conditions de sa vie. Les quelques remords qui, à la toute fin, tenaillent Pinkerton sont bien légers en regard de la pauvreté dans laquelle a vécu Cio-Cio-San, de son désespoir, du déshonneur qu’il lui fait subir, la poussant ainsi vers la mort.
Sur un plan intime, Madame Butterfly c’est aussi la passion d’une amoureuse prise au piège de l’indifférence et de la légèreté de son amant. Tandis que Cio-Cio-San engage sa vie entière dans cette passion, pour Pinkerton, cette étreinte d’une nuit n’est qu’une escale. Sa vie est ailleurs, il le sait, et il ne veut ni mesurer l’amour que lui porte son amante, ni considérer la portée du geste de l’épouser.
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Il est près de 22h00. Melody Moore, qui interprète avec justesse et intensité le rôle titre, sort de scène après une performance aussi sensible que passionnée qui nous a fait ressentir la richesse d’évocation, le magnétisme et l’ineffable beauté de la voix humaine. Quelques minutes avant le début de cette représentation, elle marchait calmement dans les coulisses, concentrée mais détendue, se laissant habiter, à mesure que les minutes passaient, par l’intime tragédie de Madame Butterfly.
Une fois le rideau tombé, une fois qu’ils se sont démaquillés, qu’ils ont retiré leurs costumes et leurs perruques, ce ne sont plus des « personnages » qui sont là devant moi, en coulisses, mais des artistes exceptionnels que l’on peut, à certains égards, comparer à des athlètes, tant ils doivent répondre à des exigences physiques et psychologiques semblables. Et leur force essentielle réside dans la capacité d’incarner des êtres complexes, de transmettre au spectateur des états de grâce et de vulnérabilité à travers cet instrument puissant mais infiniment fragile qu’est la voix. Qui sait d’ailleurs si certains de ces chanteurs n’ont pas déjà vécu une histoire semblable à celle qu’ils interprètent ?
L’opéra, c’est la « représentation » du monde et de l’être qui se déploie devant nous. Et c’est aussi la vie, toute la vie issue des coulisses et portée sur scène, ce moment où l’on revisite la beauté et les tourments de l’âme humaine pour mieux nous connaître, mieux comprendre qui nous sommes…
* Directeur des communications de l’Opéra de Montréal