À propos du livre
Préface d’Evelyne Gagnon (extrait)
« Poète, essayiste, romancière, librettiste et artiste, Hélène Dorion nous offre une œuvre portée par une démarche globale d’une impressionnante cohérence, qui s’ancre dans une exigence intérieure certes, mais s’ouvre plus encore à une éthique, à un désir toujours renouvelé d’éclairer notre humanité commune. À une époque de performance, de vitesse, où la technologie vampirise la vie contemporaine, la poésie d’Hélène Dorion redit l’importance de l’instant, du lien, de l’amour : « J’ai parlé d’une blessure en nous et au fond des choses, de sa banalité, de l’impossibilité de fermer les yeux, de ne pas voir en ces quelques mots, – amour, fissure, détresse, notre humanité intime et commune. »
— Evelyne Gagnon
Extraits
Ravir : les lieux
La lumière pénètre douce, c’est le matin
dans la chambre de Vermeer
le Géographe déroule ses cartes, au hasard
choisit celle où les continents se bousculent
et poussent les uns sur les autres, sur le coin droit
s’entrelacent des formes inconnues, innommées.
Il regarde : le Navigateur ouvre son compas
fixe des points minuscules
délimite les jours, les mois, les ans
au-delà des naufrages, trace des routes
pour d’autres matins.
Nous sommes seuls, pense-t-il.
Le corps, l’âme. Chaque vie
disperse sa lumière
dans la chambre du temps.
*
Le monde dévore nos paupières
au-delà des rêves, de la rose
que mâche la nuit, nous vivons
comme des feuilles enroulées
autour de l’horizon, nous flottons
et pour guérir de nous-mêmes
– quand éclatent les fissures
que se perdent les pierres
jetées parmi les lambeaux des siècles –
nous glissons avec les continents
cherchons l’eau, cherchons le rivage
et un jour l’image se retourne
le Gardien des Lieux, à nouveau
se penche sur nous.
*
Le hublot des heures
Tu rêves de villes que le temps
n’aura pas érodées, de forêts
qui dessinent des chemins vastes,
tu rêves, et sur la mer
les mâts des navires
rongent les pierres blanches,
la houle grignote le rivage,
tu rêves, mais l’aube tarde encore
à souffler sur les ruines,
les ombres se fracassent
contre la chair des maisons,
ébranlent la charpente fragile
des fenêtres par lesquelles tu vois
un peu d’espoir, crois-tu,
et comme lentement s’édifie un poème,
à l’intérieur de toi,
tu recueilles un à un ces lieux,
ces visages, tu touches à l’amour,
à tout ce qui peut encore être vrai
et beau, comme une promesse.
La Terre, à peine visible
– l’aurions-nous oubliée –
par le hublot des heures
sait-elle encore te rappeler
que tu n’es jamais
au-dessus de ce monde
qui avance maintenant
avec ses cassures
irréparables, – jamais tu ne seras
au-delà des vagues qui effacent
les pas humains, la beauté simple
des choses, et tu voudrais,
en cet instant où la Terre se retourne,
entendre souffler un vent oblique,
toucher du bout de ton âme
la peau fragile du temps, voir,
voir enfin s’ouvrir les ombres que l’on porte,
et comme un cœur, et comme un visage,
le monde reposer dans la paume de l’aube.