– 31 décembre 2013 –

Sur la pointe d’aiguille du temps, un minuscule événement survient: le Nouvel An. Il sera minuit dans quelques heures, dans quelques minutes à peine, déjà il est minuit, minuit une, – le futur a basculé dans le passé. Je ferme les yeux. Le temps est une énigme dans laquelle nous baignons comme s’il était une chose évidente, presque banale. Et pourtant. Les yeux ainsi fermés, je vois toute une année tenir sur cette pointe d’aiguille. Quelques centaines de jours ont recueilli d’innombrables petites histoires qui ont changé la Grande. Des milliers de vies la traversent, chaque jour l’aube, chaque jour le crépuscule. Un voyage s’achève, un autre, aussitôt recommence. Et ainsi de suite. C’est le miracle renouvelé de la présence, de notre présence.

Franchir le seuil d’une nouvelle année invite d’abord à s’arrêter. À entrer dans ce qui nous définit, le passage. À aller nous-mêmes sur la pointe d’aiguille du temps et, de là, regarder le portail qui s’ouvre, les chemins qui apparaissent, et ressentir profondément le vertige d’être vivant. Le temps bascule, et célébrer le recommencement, c’est d’abord réinvestir le passage, ainsi que les rites qui en marquent l’accomplissement. S’ils existent pour souligner la transition, les rites de passage cherchent implicitement à conjurer ce qui pourrait empêcher la transformation. Selon les sociétés, pratiqué de façon individuelle ou collective, le rite pourrait tout aussi bien n’être qu’un appel au recommencement.

Mais de la pointe d’aiguille où nous nous tenons, quel recommencement est encore possible ?

Injustices, inégalités, instabilités; le paysage est, hélas, bien connu. Tout doit avoir valeur marchande ou d’utilité. L’individualisme fait vaciller la notion de démocratie, et l’on cherche à nous faire croire à un horizon plat, uniforme, dépourvu d’aspérités. On bronche à peine devant les catastrophes écologiques qui représentent pourtant une menace aussi réelle que les armes atomiques, et qui, croit-on, s’inscrivent sur les pages d’un lointain calendrier que tourneront de futures et lointaines générations.

En même temps, la science a rejoint l’invisible pour nous forcer à réinterpréter notre vision du plus petit et du plus grand, les nouvelles technologies nous ont invités à revisiter nos conceptions du vivant tandis que l’imaginaire a débouché sur un monde virtuel dans lequel tout s’interpelle sur un plan presque égal. Par divers moyens, la réalité a été libérée de bon nombre de ses carcans. Nous avons même repoussé ses limites et fait du monde virtuel une part importante de notre quotidien, et, de la vie la plus quotidienne, une scène de divertissement.

Devant un tel panorama, il pourrait sembler incongru de parler de recommencement. De beauté. Plus encore, de parler de littérature, d’art, de poésie. Mais nous sommes peut-être allés si loin sur certains chemins que nous pourrions maintenant vouloir nous déplacer. Aller au-dedans. Sentir un minuscule big-bang à l’intérieur de nous, et recommencer, renouer avec le plus petit, nous abandonner au plus fragile. Nous avons soif de beauté. Et il est possible que cette soif soit plus grande et plus actuelle qu’il ne semble. Au-delà des parois d’égoïsme, de peur et d’indifférence qui nous séparent des autres, nous désirons l’amour ; au-delà de tout ce contre quoi nous devons lutter à l’intérieur de nous, nous sommes capables de bonté, et surtout, capables de transformation. Chaque vie repose sur sa capacité de transformation.

Un passage s’ouvre. À chaque instant, le présent nous accueille. C’est lui le passage, lui le recommencement. Le moment où l’on cesse de s’agripper coûte que coûte à l’épave qui flotte sur l’eau, et où l’on ne doute plus de savoir nager.

Et je me surprends à imaginer que l’on ouvre la fenêtre d’un poème, ou celle d’un tableau. On y entre comme en soi-même, sur la pointe des pieds, tâtonnant un peu dans l’ombre qui ne s’éclaire qu’à mesure, incertain du chemin, incertain de l’issue. Ou bien, c’est l’éblouissement. On ne voit plus la fenêtre mais le paysage qu’elle a fait naître. Il n’a pas changé, c’est le regard qui l’a renouvelé.

L’expérience artistique nous jette au cœur du temps, dans la sensation vertigineuse d’être là, sur la pointe d’une aiguille, et ainsi ancré au monde. Juste là : dans la pure présence. Elle cherche à pénétrer la totalité de la condition humaine, et donc à nous émouvoir, c’est-à-dire à nous mettre intérieurement en mouvement, et, par là, à susciter d’autres regards, secouer nos certitudes, ébranler nos fondations. La littérature – mais tout aussi bien la musique ou les arts visuels –, nous protège du pire : la perte de sens. Pour cela, elle laboure une terre d’intranquillité, nous invite à éprouver le risque de l’inconnu et nous mène en des profondeurs parfois inexplorées.

Alors ce peut être le vide, l’autre chemin vers la beauté. Car ce qui nous remplit nous dépouille d’abord. Et qui cherche la beauté ne la cherche pas qu’en elle, et qui désire la lumière tâtonne aussi dans l’ombre qui la définit. La poésie ne procède pas autrement. Elle avive en nous l’exigeante expérience du sens. Du plus petit au plus grand, elle recueille des liens, ouvre des passages vers la beauté des choses et le mystère du monde, nous rappelle, à travers cette matière inépuisable que sont les mots, le miracle renouvelé de notre présence. Et de même, avec d’autres matières, pour d’autres formes artistiques.

De tout temps, l’être humain a puisé dans l’imaginaire pour que s’ouvrent de nouveaux passages dans sa réalité. Si l’art, si la littérature proposent leurs chemins pour renouveler le regard posé sur le monde, c’est qu’à travers leur invention de formes et de sens, nous sommes conviés à participer intimement à tout ce qui constitue l’expérience humaine. Sur ces chemins qui ne nous laissent jamais au dehors mais nous projettent plutôt à l’intérieur, nous sommes invités à éprouver l’intense sentiment d’être au monde, et à sentir que toutes vies sont liées les unes aux autres.

Il est souvent fait un usage initiatique de la notion de passage. Cela souligne combien passer incite au renouveau. Chaque jour, à chaque instant, des milliers de petites présences sont posées là, tout autour, elles tendent vers nous des passerelles, et demandent qu’on les étreigne. Chaque jour, à chaque instant, nous pouvons renouveler notre expérience de la vie, l’intensifier, brûler de ce feu qui nous habite, entrer par le plus petit : un vent qui souffle, un visage entre nos mains, une musique, un poème.

Le travail que la beauté accomplit est d’abord de préserver notre capacité d’accueil et d’émerveillement. Ce n’est pas rien dans notre monde actuel, et peut-être est-ce même plus que jamais nécessaire. Cette expérience exigeante, c’est aussi celle de l’amour. Et de la création artistique.

Au moment de traverser d’une année à une autre, la tête bien appuyée contre la réalité, je ne suis pas certaine que le risque le plus grand ne soit pas justement d’aller vers l’intérieur, de demeurer disponible au vertige, au recommencement, et, par-dessus tout, de rappeler la nécessité de la parole et la fécondité du doute. Enfin, de chercher à être des veilleurs lucides et exigeants.

Le passage au Nouvel An est un moment privilégié pour chacun. Je ferme les yeux. Je porte en moi le choc d’images de l’histoire humaine, celles de ma vie, celles d’une année qui s’achève, et ces images ne cessent de renouveler le sens de ma présence au monde, le sens même du passage et de cette singulière et formidable aventure d’exister. Je revois la pointe d’aiguille sur laquelle je me tenais, il y a quelques minutes. Bientôt le seuil. On a vingt, quarante, quatre-vingts ans, une pointe d’aiguille explose : on vient de naître.

Minuit moins une, toute une vie au bout des doigts. L’oreille du monde n’est jamais tout à fait sourde à nos recommencements.

* Texte initialement paru un 31 décembre, en guise d’éditorial, dans le quotidien La Presse.