– mai 2016 – Chronique publiée dans la revue Relations.

Couvertures 721 décembre 2007Créer. Issu du latin creare, ce mot évoque une mise au monde, la capacité d’engendrer, de tirer quelque chose de nouveau à partir de ce qui existe. On peut d’abord penser que la création est le domaine des artistes et des artisans, que créer est le fait de peintres, d’écrivains, de compositeurs, de chorégraphes, de ceux et celles qui sont engagés dans une démarche artistique, travaillent le langage, la matière, les formes et les couleurs, utilisent les possibilités des corps ou des sons dans l’espace pour réaliser des œuvres desquelles émergera un fragment du sens, de ce sens dont nous sommes en quête.

On utilise aujourd’hui le mot créer dans nombre de sphères de la société. On valorise le fait d’être créatif, de concevoir plutôt que de produire, et donc d’investir par l’imagination et l’intuition cette part du travail qui laisse place à autre chose qu’à la répétition.

Créer serait donc un acte courant, voire familier, selon la façon de le percevoir et de l’incarner au quotidien.

Mais créer, me semble-t- il, est tout autant une manière d’être que de faire. C’est d’abord une disposition de l’être entier tendu vers le sens.

Lorsque j’étais enfant, le visage de mon père se métamorphosait chaque soir en mots. Plongé dans le journal, il avait vraisemblablement accès à quelque chose qui me resterait inconnu tant que je ne saurais pas, moi aussi, déchiffrer cet amalgame de signes disposés sur des lignes droites de diverses longueurs. Accroupie sur le sol, je regardais mon père se promener dans un monde qui semblait poursuivre sa route bien au-delà des feuilles froissées du journal.

Dissimulant dans ma chambre quelques pages du journal de la veille, j’ai alors entrepris de fixer l’étrange abstraction que formaient ces dessins, convaincue que quelque chose – du sens – allait surgir, se révéler à moi comme on distingue soudain un animal au milieu d’un ciel gonflé de nuages, et qu’avec cette figure cohérente me serait donné cet univers qui existait en dehors de la maison. À la fois intriguée et fascinée, je nourrissais sans le savoir une soif qui n’allait jamais être étanchée mais qui commençait alors à constituer mon désir d’être et ma quête de sens.

Issu du latin legere, le mot lire évoque l’acte de recueillir, de relier pour les rassembler ces présences qui constituent le monde visible et invisible.

Dans son fascinant ouvrage intitulé L’histoire de la lecture, Alberto Manguel écrit : « La lecture est une conversation. Avec un livre, un auteur, soi. Lire, c’est demander une présence. Lire, c’est découvrir, c’est aussi relire, au gré de ses désirs. C’est dialoguer avec le passé. C’est apprendre à penser, à repousser les limites, les nôtres, et même celles du livre que l’on lit. Lire, c’est apprendre sur soi, c’est appréhender le monde. C’est prendre la liberté, le pouvoir. »

La lecture, ce processus complexe et énigmatique, serait donc en quelque sorte une mise au monde de soi. En permettant, de livres en livres, de donner forme à nos questions, de scruter l’âme et la condition humaine, elle constitue un chemin de connaissance et, en même temps, une manière singulière et irremplaçable d’aller à la rencontre de soi. Par là, elle nous porte vers notre liberté, vers la liberté de devenir soi, de raconter en la transformant notre propre histoire.

Au que sais-je ? de Montaigne se conjuguerait donc le connais-toi toi-même de Socrate pour nous rappeler combien la lecture – cette pratique du questionnement tendu vers la connaissance, et que l’on ne doit pas confondre avec une cueillette hâtive et confuse d’information – alimente notre désir de sens et élargit le prisme par lequel nous pouvons regarder et explorer l’être et le monde. La lecture nous invite en effet à entamer un voyage intérieur en appréhendant une réalité que les mots cernent et inventent à la fois.

On ne crée pas à partir de rien. On se constitue à chaque instant une bibliothèque d’expériences, de sensations et de pensées, d’espoirs et de rêves, de connaissances et d’émotions – une bibliothèque qui nous donne accès au surplus à capter de la vie.

Reconnaître la lisibilité d’une chose, c’est déjà lui attribuer du sens. Lire le monde serait donc à la fois une manière de saisir son mystère et sa certitude, et de le créer, d’insuffler ce surcroît de présence que recèlent les mots, d’en réinventer les formes pour ainsi le faire exister pleinement.

Notre quête de sens est intimement liée au désir de créer. En lisant, nous ne faisons pas qu’être les témoins de l’aventure humaine qu’on nous raconte, nous l’imaginons et l’engendrons. Les livres ont un rôle que chaque lecture invente. Lire, c’est se tenir sur un point géographique à un moment précis de l’histoire, c’est marcher au cœur d’une civilisation en devenir et se rappeler que le passé n’est jamais terminé. Cette bibliothèque que nous constituons au fil de notre vie nous permet de voir et de comprendre non seulement ce que nous sommes mais aussi ce que nous pouvons devenir.