0I3A9019op– 30 novembre 2015 –

L’une des tâches de l’art consiste à éclairer la complexité de l’être humain. À cet égard, nombre d’artistes en appellent à la mythologie grecque et puisent dans la richesse symbolique de ces histoires fabuleuses, de ces récits irrationnels et intemporels dont la véracité est par définition impossible à démontrer, comme l’évoque l’étymologie du mot mythologie.

Miroirs déformant la réalité pour mieux la révéler, les mythes, transposés dans une œuvre d’art, se révèlent particulièrement féconds lorsqu’il s’agit d’explorer la psyché humaine. Ainsi la figure d’Électre est-elle maintes fois convoquée en littérature, et notamment par Sophocle dans son cycle mythologique des Atrides. Le poète Hugo von Hofmannsthal revisitera cette tragédie en 1903, version qui sera mise en musique par Richard Strauss dans son opéra Elektra, créé en 1909 à Dresde.

Inscrit dans le contexte de cette époque où les travaux de Freud allaient modifier de manière définitive notre perception de l’inconscient et de la transmission familiale, Elektra met en scène un mythe fondateur qui révèle des aspects obscurs et complexes de la psyché féminine auxquels la musique de Strauss répond de manière intense et excessive. Elektra ne ménage pas les effets pour nous faire ressentir la violence de la charge. Nous ne sommes pas ici dans un opéra qui nous révèle les beautés romantiques ou les affres de la passion amoureuse !

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Électre cherche à venger son père, le roi Agamemnon qu’a assassiné sa mère Clytemnestre et l’amant de celle-ci, Égisthe. Perdue dans un amour fusionnel avec son père, Électre voudra non seulement venger sa mort mais récupérer cette part douloureusement manquante d’une présence dont elle sculpte la figure monumentale, symbole de la place démesurée qu’occupe Agamemnon à la fois dans sa vie et dans son inconscient.

Plutôt que d’assumer le deuil de son père, Électre sombre dans la folie et s’égare dans un désir violent de vengeance qui, on le sait, n’assouvit aucune colère, n’atténue aucune tristesse. Nous sommes au milieu d’une nuit sans aube, celle du châtiment, d’une tentative désespérée de réparer l’irréparable. Une nuit où le père absent gruge, ronge et efface à mesure les pas d’Électre qui est incapable de quitter la maison familiale déjà anéantie, de s’échapper de cette prison qui la tient cloîtrée dans la colère et la solitude. Ainsi enferme-t-elle la famille dans un drame sans fin, faissant glisser son frère Oreste et sa sœur Chrysothémis dans un puits sans fond…

Les deux sœurs sont ici représentées en contraste parfait. Chrysothémis, symbolisant un aspect lumineux de la psyché féminine, réagit au drame familial de manière tout à fait différente d’Électre, et dessine aussi une vision opposée du futur. Alors qu’Électre s’enferme dans la douleur et la fureur de la revanche, Chrysothémis tend au contraire vers l’amour et la volonté de recréer pour elle-même un monde vivant.

Lorsqu’Orestre aura accompli la vengeance et tué sa mère, Électre se réjouira de ce meurtre – qu’elle n’a d’ailleurs pu commettre elle-même – et scellera ainsi la mort symbolique d’une famille déjà décomposée, déjà émiettée… Électre mourra d’ailleurs au terme d’une danse jubilatoire, enivrée par le regard du père enfin posé sur elle dans une scène finale saisissante qui referme cet opéra choc, nous laissant dans un tourbillon de questions qui touchent entre autres à la culpabilité, aux émotions destructrices et à la puissance de la figure paternelle.

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0I3A9105-1024x683op« Père, je veux te voir, ne me laisse pas seule aujourd’hui. Montre-toi à ton enfant ! »

Absent, Agamemnon n’a jamais été aussi présent qu’à travers cette imposante sculpture de l’artiste espagnol Victor Ochoa que fait pivoter Électre au rythme de l’avancée de la trame dramatique, jusqu’à cette image que nous révélera la scène ultime : trois enfants sous le regard du père, regard énigmatique, indéchiffrable, dans lequel ne se lit ni colère ni amour, ni souffrance ni chagrin.

Cette scène bouleversante laisse poindre ses questions. Comment Électre aurait-elle pu s’affranchir de cette présence paternelle et devenir pour elle-même son propre père, capable alors de créer sa propre maison ? Son deuil le plus grand n’est-il pas celui de la lumière d’une vie libre, puisqu’elle se condamne elle-même en choisissant de rester à l’ombre de la figure du père ?

Ne devons-nous pas en effet apprendre à être orphelins, à vivre à jamais dans le deuil de ces figures parentales tutélaires, et à recomposer l’image sans cesse détruite de la famille ?

Notre vie deviendrait-elle pleinement adulte au moment où elle se détache de ce qui la maintient figée dans l’attente d’une impossible légitimation?

Perdre son père, perdre sa mère, n’est-ce pas en effet être à jamais dépossédé de ce regard fixe posé sur nous depuis notre naissance, unique témoin de tous nos pas qui reconnaîtrait notre existence et – nous ne cessons de l’espérer en vain – nous verrait enfin tels que nous sommes ?

L’art est bien ce qui crée l’ouverture nécessaire à ces questions qui durent en nous au bout des ans…

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