Texte publié dans la revue Europe no 1019 consacré à François Cheng.
Par la fenêtre de la maison où j’écris, la montagne se dresse au bout de l’horizon, les arbres s’abandonnent aux vents, la lumière vacille en un mouvement qui rappelle celui des vagues et, au loin, les nuages tracent des figures indéfinies.
LIEU 1
Les mots de François Cheng inventent un paysage qui surgit devant nos yeux pour aussitôt se déployer à l’intérieur de nous. Ils pèsent du poids de la voix qui les porte, vont jusqu’à la hauteur du monde pour toucher les choses et les transfigurer. D’abord signes, puis sons et sens, les mots témoignent de la complexité de la vie, ce jeu de vide et de plein, de mouvement et de fixité, de ruptures et de liens. Ils s’emparent de la fragilité de l’instant pour l’offrir au vide, cet état primordial et nécessaire auquel l’humain ne peut échapper, et duquel émane le souffle, promesse de vie.
Le langage n’est pas le compte-rendu d’une expérience qui lui serait extérieure. Le nuage est un signe. La montagne est un signe. La pierre est un signe qui pointe vers le sens et témoigne de l’accord parfait entre le mot et la chose qu’il désigne, et fait ainsi exister. Le tracé même du mot – sa calligraphie – conduit derrière le rideau du réel et devient par là « un sismographe de notre vérité intérieure ». Plus encore, ce geste tient à la fois de l’éveilleur qui entame le dialogue avec le fini et l’infini, et du relieur qui tire le fil du visible à l’invisible. Porteur d’une charge symbolique significative, ce geste se transforme en un véritable exercice spirituel.
LIEU 2
« Avant de peindre un bambou, laisse-le d’abord pousser en toi-même », nous dit Su Tung-po. Proche du trait calligraphié, le bambou incarne ce lien intrinsèque entre la nature et l’âme. Droiture, élévation, dépassement de soi, humilité, tels sont, parmi d’autres, les traits intérieurs qu’il évoque.
Parlant à la fois plus loin que lui-même et d’autre chose que du visible, le bambou, et avec lui chaque élément du vivant, nous mène vers la profondeur de l’être et des choses. Nuage, fleuve, arbre ou pierre : tout est dans cette capacité qu’a la nature de nous révéler à nous-mêmes et de nous faire sentir au cœur de la vie la présence de ce qui la dépasse.
Les mots de François Cheng soufflent vers l’absolu, ils s’emparent du plus petit bruissement et le redonnent à l’éternité, percent le banal pour toucher à la grâce de l’indicible. Ils voient au-delà du sens immédiat, et s’émerveillent de cet inespéré que génère la matière.
LIEU 3
Nous sommes d’ici, écrivait Rilke. Notre battement est accordé à celui des saisons, de l’aube et du crépuscule, de ce qui vit et meurt, et ce passage est l’expérience même de l’existence. Le plus simple et le plus banal regorgent de beautés qui nous sont offertes pour donner sens à notre vie. Il s’agit d’accueillir, comme l’artiste, de contempler, ou de s’agenouiller, comme le moine ou le saint, de créer en nous un espace d’ouverture et d’écoute – « œil ouvert et cœur battant », écrit François Cheng – pour repérer l’inattendu, cette beauté qui participe du fondement de notre destin.
Toute création artistique est une recherche de la beauté et témoigne du désir non pas simplement de figurer mais de transfigurer la vie. François Cheng le répète, l’univers n’est pas obligé d’être beau, et si la singularité transforme chaque être en présence, celle-ci crée une possibilité de beauté. À l’instar d’un nuage ou d’un arbre, nous tendons vers la plénitude de notre présence au monde, vers cet état d’harmonie, de communion qu’est l’amour, état d’élévation qui permet à l’existence humaine d’atteindre sa plus haute signification, d’habiter ce lieu où souffle l’esprit, où l’œil fini capte l’infini.
Par-delà la dualité, en ce Vide médian par lequel tout advient – ce Rien qui pousse en avant de soi – nous sommes conviés, à travers la transformation créatrice, à cette seule tâche qui vaille, l’accomplissement.
Par la fenêtre de la maison où j’écris, le paysage me révèle ce que j’ignore de moi-même. Je regarde la lumière qui m’apprend tout de l’impermanence,
tout de cette promesse accomplie qu’est la vie.