C’était une chose extraordinaire… Je ne l’oublierai jamais.
Que signifie être humain aux 20è et 21è siècles ? Par quoi sommes-nous tous liés, au-delà des guerres et des conflits ? Quel est le poids de la fraternité, et même de l’humanisme devant la différence de l’Autre qui apparaît souvent comme une menace ? Et à partir du moment où l’on connaît l’Autre, peut-on encore lui faire la guerre ?
Telles sont quelques-unes des questions nombreuses et essentielles que soulève Silent Night, opéra contemporain qui nous plonge de manière intense et sensible au cœur des affres et des atrocités de la guerre, et ouvre par là une fenêtre donnant sur ce que l’humain a de meilleur, de plus juste et vrai.
De nombreux opéras ont été écrits pour faire résonner la complexité et la beauté de l’âme humaine qui est mise en situation à travers des faits sociaux, des conflits familiaux, des scénarios amoureux, des guerres. Silent Night est à cet égard un opéra d’une richesse inouïe, tant pour la musique – marquée par une diversité de couleurs et une force évocatrice singulière – que pour le propos dense, la mise en scène qui compose des tableaux émouvants tout en conservant une sobriété efficace, et la performance sensible des chanteurs et chanteuses, si bien que l’on trouve ici un bonheur rare !
Silent Night a été écrit à partir du film Joyeux Noël où l’on raconte la trêve qui a eu lieu sur le champ de bataille durant la nuit de Noël 1914, à proximité de la frontière française.
On sait ce que raconte chaque guerre, quelle qu’elle soit : combats effroyables, morts qui s’accumulent dans tous les clans, et la haine s’accroît, se nourrit de la perte d’un frère, d’un camarade, d’un fils, en plus d’une misère imposée par des conditions de vie souvent intolérables : avoir froid, avoir faim, avoir des poux dans les cheveux et le corps sale, c’est aussi cela, la guerre, la réalité humaine des champs de bataille, – c’est aussi avoir peur d’oublier le visage de la femme qu’on aime, de ne jamais connaître l’enfant qu’elle a mis au monde, de ne plus revoir son père et sa mère, et surtout, de vivre un futur vide de sens après toute la charge de ce présent intolérable qui n’ouvre que sur un horizon empreint de sombres souvenirs.
Au retour de la guerre, à cette époque, les combattants étaient en effet laissés à eux-mêmes, le gouvernement ne reconnaissait nullement l’existence des chocs post-traumatiques. La médecine mettra d’ailleurs longtemps à comprendre et à assumer la réalité de ce phénomène. Les hommes qui revenaient de la guerre restaient silencieux quant à leur humanité bafouée, leur cœur déchiré par la souffrance dont ils auront été les témoins impuissants.
Et ceux qui décident des stratégies, qui parient sur les vies humaines pour une victoire au nom du patriotisme et des pouvoirs politique et économique, ceux-là vivent une toute autre réalité. Et loin du champ de bataille, il y a aussi ceux et celles qui espèrent et attendent le retour d’un fils, d’un frère, d’un époux, d’un père, d’un ami, et qui, chacun le sait, ne reviendra pas indemne. Lorsqu’un soldat allemand, aussi chanteur d’opéra, affirme, dans un moment de profond découragement : « Tout est inutile… Chanter est inutile, ma carrière est inutile… », il fait alors entendre et ressentir le désarroi qui atteint l’être humain jeté au cœur de conflits qui les arrachent justement à leur humanité.
Mais soudain, au cœur de cette misère, ce même chanteur allemand se laisse accompagner par la cornemuse d’un soldat écossais. Au milieu des hésitations dans chacun des camps, il rejoint courageusement la zone neutre, et les trois lieutenants conviennent d’un cessez-le-feu d’une nuit.
L’idée même de la trêve devient ainsi une expérience intense que vivront ces soldats ennemis qui se donnent une nuit sans peur, une nuit fraternelle, une nuit de paix. Une chose extraordinaire qu’ils n’oublieront jamais… Les divergences d’idéaux, la propagande, le patriotisme, le pouvoir et l’argent, – tout disparaît pour laisser naître la solidarité humaine, pour se laisser ressentir la beauté d’être humains. La différence qui jusque-là menaçait devient alors source de curiosité, et cet Autre qu’on ne voulait pas rencontrer, et dont on ne voulait pas reconnaître l’humanité est peu à peu apprivoisé, reconnu dans ce qu’il a de meilleur, de plus grand.
Silent Night est non seulement un opéra d’une richesse fabuleuse mais aussi un hymne à la paix, un hommage à la beauté de ce qui relie un être humain à un autre, et à tout ce qui nous permet de partager cette aventure terrestre complexe et magnifique…!
Hélène Dorion